Près d’un milliard de personnes vivent avec moins de deux dollars par jour, un autre milliard souffre de la faim et les guerres — bien que moins nombreuses et étendues qu’avant— continuent à plusieurs endroits de la planète, nous, ici, prenons soin de notre équilibre émotionnel délicat, avant d’affronter des œuvres artistiques ou certains sujets en classe… C’est en effet la mode des traumavertissements (ou TW : « trigger warnings »).
Vous en avez forcément subi, car ils existent depuis belle lurette (merci aux puritains américains). Ils s’adressent surtout aux parents, les PG-13, PG-16, etc., et autres petites phrases du genre : « Cette émission contient de brèves scènes sexuelles ou de nudité » ou un « langage vulgaire », de la violence, de l’érotisme, de l’horreur, ou est « déconseillée aux jeunes enfants ». La raison de l’avertissement est toujours donnée, et heureusement, pourrait-on dire. Or, en classe, surtout à l’université, mais de plus en plus au secondaire et au primaire aussi, les enseignants sont fortement invités à prévenir les élèves, quitte à les laisser sortir, s’ils ne se sentent pas bien à la suite de l’évocation d’une réalité, d’une expression ou d’un mot.
Du côté des autorités, par exemple du ministère de la Culture et des communications du Québec, le but affiché est de « protéger sans censurer ». En effet, depuis l’adoption de la Loi sur le cinéma en 1967, la censure a été abolie : on n’effectue plus de coupures pendant les émissions, mais on permet au public de faire des « choix éclairés », selon l’évolution de la société. L’intention et la démarche sont tout à fait louables. Exception faite que les études scientifiques prouvent que les traumavertissements sont en général inefficaces, particulièrement quand ils sont appliqués à propos de tout et n’importe quoi, sous prétexte d’irriter ou de déclencher n’importe quelle forme d’émotions peu agréable.
Cela pullule désormais dans le milieu des arts. On se rappellera la controverse récente autour du roman de François Blais, Le Garçon aux pieds à l’envers, dans lequel le thème du suicide n’est même pas abordé ! Un enfant y ingère un produit dangereux par défi ! En fait, c’est l’auteur qui s’est suicidé en 2022. On a donc eu peur que nos jeunes, qui ne sauraient différencier la réalité (et même à ça…) de la fiction, prennent exemple et succombent à l’effet Werther ? À ce stade-là, ce n’est plus de la prévention, c’est du déni. N’est-ce pas tout simplement le bon vieux tabou de la mort qui ressurgit ? Dans ce cas-là, pourquoi ne pas interdire le Nouveau Testament, Roméo et Juliette, Les Misérables, Madame Bovary, Anna Karénine, Antigone, et combien d’autres ? Primo, une œuvre d’art ne tue pas ; secundo, ce n’est pas en éludant le sujet que l’on fera acte d’éducation. Les traumavertissements ont en réalité plutôt un effet négatif : ils créent de l’anxiété chez la personne qui lit l’avertissement, parce qu’elle anticipe le choc qu’elle est censée subir — même si elle a vécu ce qui présenté dans l’œuvre. Cela prend ensuite ce que les psychologues nomment une « préparation » ou une « réévaluation émotive », ce dont tout le monde n’est pas capable, effectivement. Mais à quoi servent donc la première et la quatrième de couverture dans un livre ? Et que penser de l’aspect parfois engagé, troublant, dérangeant, présent dans tout un pan de l’histoire de l’art ?